Je me souviens de 200 000 fantômes

 

Je me souviens de Nijuman No Borei non pas comme d’un lieu de mémoire, mais davantage comme d’un essai sur la mémoire d’un lieu.

Je me souviens d’un bâtiment monumental au centre de la ville et d’un millier d’images : le A Bomb Dome, ce monument en béton du centre ville qui a résisté partiellement à l’explosion nucléaire et que la municipalité d’Hiroshima a fini par laisser en l’état, ruine relique du désastre. Avant l’événement, ce fut un Palais des Arts et de l’Industrie, un lieu d’exposition d’art. Les enfants du quartier y jouaient.

Je me souviens de ce bombardement d’images, de leur accumulation par superposition et de l’effet d’ensemble comme d’un feuilleté évoquant les strates de la mémoire et l’écoulement du temps.

Je me souviens d’un court métrage fabriqué image par image.

Je me souviens de la haute définition sur grand écran de chacune de ces petites images.

Je me souviens que tu m’as dit que le Musée de la Paix avait refusé de te donner accès à leurs archives et que tu avais appris ainsi que les institutions de la mémoire pouvaient se comporter comme des « ayatollahs ».

Je me souviens avec effroi de cet avion qui passe incidemment dans la bande son quelques secondes avant l’explosion.

Je me souviens de cette boucle musicale du groupe Current 93 qui semble sortir des décombres et qui accompagne la résurrection de la ville.

Je me souviens de ces bruits d’eau et de cloches. Hiroshima n’est-elle pas la ville la plus catholique du Japon ?

Je me souviens de l’accélération dans le dernier mouvement du film, alors même que la musique s’est éteinte. Le A Bomb Dome est noyé dans les constructions modernes. Le paysage de la mémoire est aussi celui de l’oubli.

Je me souviens de remarquer, comme c’est le cas pour tous les grands films, de nouveaux détails à chaque vision.

Je me souviens en particulier de cette dernière photographie prise sur plaque de verre, avec un long temps d’exposition, au début des années trente. On la croirait sortie d’un film d’Ozu : une famille japonaise en train de dîner sur les berges de l’Ota, aux abords du Palais. Une image à l’échelle humaine et non plus à l’échelle urbaine, comme toutes celles qui précèdent. Image apaisante d’un passé révolu, si ce n’est que la grand-mère et son petit-fils ont déjà presque disparu dans les couloirs du temps (de pose). Image prémonitoire : voici venu le temps des fantômes…

Je me souviens d’une proposition cinématographique inclassable. Tout à la fois court métrage expérimental, essai documentaire et film d’animation.

Je me souviens d’un court métrage documentaire en 35 mm. Il y en a si peu chaque année.

Je ne me souviens pas de ce que l’empereur Hiro Ito était venu faire à Hiroshima.

Je me souviens d’une conversation avec Jean-Gabriel Périot où il qualifiait l’atomisation de la ville d’Hiroshima de « fait scientifique gratuit ».

Je me souviens de Nijuman No Borei comme d’une pure sidération.

 

Jacques Gerstenkorn
Doc en court, 2007